Deux immeubles remarquables sur le boulevard du Jeu du Ballon

Le boulevard du Jeu du Ballon longe immédiatement l'ancien rempart de Grasse. Il fait partie de la voie Napoléon, car ce dernier n'entra pas dans la ville, craignant d'être arrêté par les autorités locales. Aujourd'hui, c'est un axe majeur (malheureusement pour les camions transportant des pierres comme pour les voitures), mais il abrite au moins deux façades remarquables.

6 Jeu de Ballon

L'actuelle agence du Crédit Agricole était autrefois le Théâtre Municipal. Le site en contrebas est celui de l'ancien couvent des Augustins, devenu propriété municipale à la Révolution. La rue des Augustins passe derrière, accessible par l'escalier de la traverse du Théâtre.

On pourrait facilement passer à côté sans s'y attarder, mais il s'agit en réalité d'un exemple d'architecture moderniste du début des années 1930, dans un lieu improbable comme une petite ville comme Grasse. En 1928, les édiles de la ville ont réussi à convaincre Robert Mallet-Stevens, l'un des architectes les plus éminents de son époque, de concevoir un nouveau théâtre.

Robert Mallet-Stevens

Mallet-Stevens, architecte moderniste français malgré son nom, est souvent cité au même titre que Le Corbusier et Mies van der Rohe. On dit même qu'il a rivalisé avec eux pour la conception de son œuvre la plus célèbre, la Villa Noailles à Hyères, construite pour les mondains et mécènes Charles et Marie-Laure Noailles (voir mon article ici ). Ses archives ont été détruites à sa mort, conformément à ses dernières volontés, ce qui, selon certains, explique son oubli. Cependant, une exposition lui a été consacrée au Centre Pompidou à Paris en 2005, et il est aujourd'hui reconnu comme une figure majeure de l'architecture.

6 Bd Jeu de Ballon dans sa forme originale

Mallet-Stevens était basé à Paris et n'acceptait presque jamais de projets publics : sa clientèle habituelle de riches propriétaires privés devait être bien plus lucrative !

La rue Mallet-Stevens à Paris (16e arrondissement) abrite plusieurs de ses hôtels particuliers modernistes, et il a conçu une villa de campagne au nord-ouest de Paris pour Paul Poiret, le couturier parisien à l'origine de l'association des créateurs de costumes avec les parfums de marque.

Compte tenu de son parcours, de ses objectifs et de son esthétique, il est assez surprenant qu'il ait conçu le théâtre de Grasse, et nombre de synthèses de son œuvre passent tout simplement sous silence ce point. Son lien avec les Noailles y est peut-être pour quelque chose : Marie-Laure Noailles a grandi à la Villa Croisset, aujourd'hui disparue, sur l'avenue Victoria, tandis que Charles a vécu principalement à Grasse après le décès de celle-ci en 1970.

Avec les fermetures de succursales bancaires qui se multiplient en France (et en Europe d'ailleurs), on espère que le bâtiment survivra d'une manière ou d'une autre à long terme.

15 Jeu du Ballon

Presque en face du n° 6 se trouve un bâtiment encore plus facile à manquer, avec une façade Art Nouveau très décorée, au-dessus d'un bar/café sans charme particulier au n° 15.

Il s'agissait à l'origine du cercle des officiers du 23e bataillon des chasseurs alpins. Par la suite, il a abrité un grossiste en boissons, et aujourd'hui, il abrite le Studio Cinema.

Les Chasseurs Alpins

Grasse, malgré sa situation à proximité de la frontière française jusqu'en 1860, n'était pas une ville de garnison. En 1847 encore, les autorités municipales tentèrent de convaincre le gouvernement d'y stationner 600 soldats, mais aucun logement adéquat ne put être trouvé. Ce n'est qu'en 1873 que le gouvernement, sous l'impulsion du maréchal MacMahon décida que la frontière sud-est de la France nécessitait une meilleure défense face à l'Italie récemment unifiée. Un corps de chasseurs alpins fut créé, avec des bataillons basés dans différentes villes, dont Grenoble, Chambéry, Annecy et Nice. Une nouvelle caserne fut achevée à Grasse en 1888 et occupée par le 23e régiment de chasseurs alpins.

Il existe plusieurs cartes postales de temps de paix célébrant le bataillon (comme celle-ci) qui montrent assurément qu'il était populaire dans la ville.

Ils sont partis vers le nord, loin des montagnes, en 1914. En 1917, ils avaient été affectés en Alsace.

Le 23e régiment de chasseurs en Alsace, 1917 (détail d'une photo Pinterest)

Dissous en 1940, ils sont commémorés par le nom du rond-point situé à l'entrée de Grasse en venant de Cannes.

L'emplacement de la caserne est aujourd'hui connu sous le nom de Caserne Kellermann et est encore partiellement occupé par la gendarmerie. Elle se situe sur les hauteurs au sud-ouest, au sommet de l'avenue Sidi Brahim (qui tire son nom d'une bataille de la conquête française de l'Algérie en 1845). Le boulevard Jeu de Ballon se trouve à environ un kilomètre ; peut-être les officiers du bataillon souhaitaient-ils s'éloigner des « poilus » qu'ils commandaient.

N° 15 aujourd'hui

Le mess des officiers ne semble pas avoir fonctionné longtemps – il y avait sans doute un mess des officiers à la caserne même.

Fronton du Club des officiers

Les lettres « BONNIN » sont visibles sur l'écusson du fronton, car l'établissement a été repris à un moment donné par un vendeur de boissons du même nom, probablement bien avant la Première Guerre mondiale.

Une enseigne « Désiré Bonnin » apparaît également plus bas dans la rue, au-dessus du 5 rue Thoron ; peut-être que le numéro 15 n'a pas duré longtemps sous Bonnin non plus.

Signe sur le 5 rue Thoron

Le site est aujourd'hui principalement occupé par le Studio Cinema, mais la spectaculaire façade de l'Officers Club subsiste.

Contrairement au numéro 6, je n'ai trouvé aucune information concernant le concepteur du Club, donc toute information à ce sujet serait la bienvenue !