Rue Sans Peur et deux épisodes de guerre
- Tom Richardson
- 7 nov. 2024
- 4 min de lecture
Il y a une rue courte et très étroite près de la Porte Neuve qui porte le nom étrange de rue Sans Peur.

Elle était autrefois deux fois plus longue qu'aujourd'hui, traversant la place de la Placette jusqu'à ce qui est maintenant la place de l'Évêche, en contrebas de l'hôtel de ville :

À l'extrémité ouest, il s'agissait peut-être à l'origine d'un fossé défensif situé à l'extérieur des remparts du XIe siècle du Puy, comme la rue Tracastel de l'autre côté. En tout cas, la partie nord-est de la rue était directement adossée au rempart du XIVe siècle. Sur l'étrange place de la Placette, la fontaine conserve le nom de « Fontaine Sans Peur ». On la voit ici sur une carte postale de 1904 (adressée, avec un certain charme, au patron d'un salon de coiffure parisien). Hormis l'arbre, elle semble peu différente aujourd'hui, mais il serait sans doute difficile d'y trouver encore autant de personnes pour s'y asseoir!

L'image ci-dessous montre ce qui reste aujourd'hui de la rue Sans Peur telle qu'elle apparaissait avant la Première Guerre mondiale, peut-être quelque peu retouchée pour le photographe.

La légende raconte que le nom de la rue provient du fait que ses habitants aidèrent la garnison de la ville à repousser avec succès l'armée assiégeante menée par le comte de Savoie en 1708. Hommes et femmes auraient, dit-on, jeté des pierres, des seaux d'ordure et tout ce qui leur tombait sous la main sur les assiégeants. Le reste de la population les récompensa en leur donnant le nom de « Sans Peur ».
Comme souvent, la réalité est plus prosaïque.
Durant la guerre de Succession d'Espagne, les Autrichiens, les Britanniques et d'autres puissances tentèrent de freiner l'expansion de la France, alors la nation la plus vaste et la plus puissante d'Europe, sous le règne de Louis XIV. Au Royaume-Uni, cette guerre est surtout connue pour les succès de John Churchill, duc de Marlborough, notamment à Blenheim en 1704, où son co-commandant du côté autrichien était le prince Eugène de Savoie. (Le duc était un ancêtre direct de Winston Churchill, né au palais de Blenheim.)
En 1708, les Britanniques et les Autrichiens, alliés à Victor-Amédée, alors duc de Savoie (incluant le Piémont et Nice), élaborèrent une stratégie pour attaquer Toulon, principale base navale française en Méditerranée. Une armée conjointe, commandée par le prince Eugène et Victor-Amédée, marcha le long de la côte, passant par Antibes. Il semble qu'ils aient dépêché un petit contingent pour s'assurer qu'aucune menace ne puisse surgir de Grasse, au nord. Il ne s'agissait certainement pas d'un véritable siège : s'ils avaient réellement eu l'intention de s'y attaquer, les remparts de Grasse, datant du XIVe siècle, n'auraient guère résisté une journée face à l'artillerie du XVIIIe siècle. Ils estimèrent manifestement que Grasse et ses habitants turbulents ne valaient pas la peine qu'on s'y attarde, même s'ils exigèrent une somme conséquente en guise de rançon pour leur départ.

L'« invasion » atteignit Toulon, mais se solda par un échec. Victor Amadeus n'était pas général, et lui, le prince Eugène et l'amiral de la flotte assurant la contribution britannique, l'étrangement nommé Sir Cloudesley Shovell ne parvinrent pas à s'entendre sur la manière de coopérer. Le pauvre Cloudesley connut une fin tragique, se noyant au large des îles Scilly lors de son voyage de retour vers l'Angleterre, avec trois autres navires et 2 000 marins. On imputa ce désastre à une mauvaise navigation, à une époque où le chronomètre n'était pas encore inventé pour déterminer précisément la longitude.
Docteur Pierre Colomban
L'autre épisode est beaucoup plus récent et mérite notre respect. La rue Sans Peur se trouvait au bas de ce qui était autrefois le quartier des tanneries Rouachier à Grasse et, au XXe siècle, les conditions de vie y étaient manifestement assez déplorables, comme le montre cette carte postale.

En 1927, un immeuble de la rue s'est effectivement effondré, mais il semble que peu de choses aient été faites avant la fin de la guerre, lorsque cette plaque commémore ce qui doit être l'un des premiers exemples au monde de rénovation urbaine d'après-guerre :

Pierre Colomban, médecin spécialiste de la tuberculose et connaissant apparemment bien le quartier de Rouachier avant la guerre, dirigea un groupe de résistants sous le régime de Vichy. Après la chute de Vichy en 1942, suite au débarquement américain en Afrique du Nord, Colomban fut arrêté par la Milice, police collaborationniste française. Il fut emprisonné par les Italiens, qui avaient profité de la fin du régime pour occuper l'ensemble des Alpes-Maritimes, en plus de la bande de terre annexée en 1940.
Lorsque l'Italie changea de camp en 1943 après la chute de Mussolini, Colomban parvint à s'évader de prison au Piémont et, après la libération de Grasse, il devint d'abord chef du comité de libération puis maire.
Il a dû agir presque immédiatement pour remédier aux problèmes de la rue Sans Peur, car dès 1947, la place Docteur Colomban avait déjà remplacé une partie des taudis. Malheureusement, il mourut cette année-là, prématurément à l'âge de 50 ans, peut-être des suites de son engagement pendant la guerre. La plaque commémorative témoigne du grand respect que lui portaient les habitants.
Il n'y a pas grand-chose à voir, mais la place Docteur Colomban est un petit espace ouvert assez charmant, malheureusement gâché, comme d'habitude aujourd'hui, par les voitures garées.

Au XIXe siècle, la place aux Herbes a été créée par la démolition d'un grand hôtel particulier. Si l'on privilégie aujourd'hui, à juste titre, la réhabilitation des bâtiments existants plutôt que leur démolition dans la vieille ville, la place Docteur Colomban démontre que la création judicieuse de nouveaux espaces a également toute sa place.



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